Auteure prolifique de 57 livres pour la jeunesse et les adultes, mère de deux « fournées » d’enfants, Agnès Desarthe, 57 ans, sait voyager à travers les âges…Dans son dernier roman, Le château des rentiers (1), elle nous invite dans une tour du XIIIème arrondissement de Paris, chez ses grands-parents maternels, juifs de Bessarabie rescapés des camps d’extermination… Pour goûter avec eux à une vieillesse vécue comme un privilège, la porte de leur deux-pièces ouverte à leurs amis. Rencontre avec une femme puissante. Au-delà du temps.
A quoi ressemblait votre enfance ?
Agnès Desarthe : Un grand frère (2), une petite sœur (3), moi au milieu et deux parents. Tout ça dans le même appartement dans le XIIIème arrondissement de Paris. De mes 0 à mes 19 ans dans une vraie continuité. Nous étions cinq, une famille très soudée. Certains amis nous appelaient « le clan », parce que nous aimions les mêmes films, les mêmes musiques.
Mon père (4) exerçait son métier de pédiatre dans l’appartement. Nous espionnions les patients quand ils arrivaient à son cabinet. Nous ne devions pas faire de bruit et, le week-end, nous allions jouer dans la salle d’attente avec les jouets qui avaient l’air mieux que les nôtres.
Ma mère a arrêté d’enseigner quand je suis née. Elle était angliciste de formation. Ensuite, elle prenait les rendez-vous pour mon père et faisait sa comptabilité. Rien de bien exaltant. Je lui ai d’ailleurs imaginé une vie plus glamour dans un livre pour enfants (5) …
J’ai adoré mon école maternelle, La cité dorée. C’était une école de quartier qui ressemblait à une maison de dessin d’enfant. J’y ai appris la pratique artistique, la liberté qu’elle donne, la transe dans laquelle elle nous plonge… Ma maîtresse, qui est devenue un personnage que j’évoque dans mes livres, me conseillait pour la peinture avec le même sérieux que pour l’alphabet. Je ne voulais pas aller en récré, je voulais peindre !
« J’étais décidée à écrire et à devenir écrivain tôt. Déjà à 15 ans, quand je regardais l’émission Apostrophes, je me demandais quand j’y serais invitée. »
Quelles études avez-vous choisies ?
A.D : J’ai fait hypokhâgne et khâgne un peu par hasard. Surtout parce que je savais qu’ensuite, si je réussissais le concours de Normale Sup, je serais payée pour étudier et pourrais être ainsi autonome financièrement. J’étais prête à tout renier pour y entrer. Seul mon objectif comptait.
On me disait que je n’étais pas bonne en dissertation, alors j’ai choisi l’anglais en spécialité et il m’a sauvée. Je suis ainsi entrée à l’Ecole Normale Supérieure. C’était génial. On était en effet payés et il y avait du vin à la cantine. Le paradis.
A 19 ans, je gagnais ma vie. J’étais passionnée d’études, j’allais à tous les cours qu’on pouvait prendre, pour apprendre encore et encore. Je n’étais pas blasée, ni effrayée d’avance. Je travaillais dans la joie.
Vous vouliez enseigner ?
A.D : Jamais. J’ai remplacé une fois ma prof de version à Normale Sup et j’ai réalisé que cela me prenait tout mon temps, parce que je voulais sortir les élèves d’affaires. Alors si j’avais enseigné à des élèves de cinquième de quartiers défavorisés, je me serais donnée totalement en pâture et je n’aurais pas pu écrire. J’ai donc demandé un congé pour convenance personnelle, puis un deuxième, puis un troisième… Et au bout d’un moment, ils m’ont dit que je n’y avais plus droit, mais j’ai quand même coché « congé » et cela m’a éjectée du système.
Mais, en tant que Normalienne, ne deviez-vous pas des années d’enseignement à l’Education Nationale ?
A.D : Si, des années que je n’ai pas faites. Un jour, j’ai reçu un coup de fil de l’Education Nationale et j’ai pensé que c’était la fin de ma clandestinité. La personne qui m’a appelée avait l’impression de m’avoir causé du tort en m’ayant perdue. C’était une conversation surréaliste. Je n’ai pas trop parlé. Elle m’a demandé si j’étais heureuse. J’ai répondu oui. Elle a dit : alors je reperds votre dossier ? Et elle a raccroché. Et puis, j’ai été dénoncée au Rectorat par une ancienne prof, à qui on a répondu qu’avec mes livres je faisais autant pour les enfants que si j’enseignais. C’est fou ! J’ai beaucoup de gratitude pour ce système qui m’a comprise dans mon désir d’écrire pour les enfants et s’est montré d’une générosité effarante.
Depuis quand saviez-vous que vous vouliez écrire ?
(Elle montre une assiette qu’elle a peinte à l’âge de 4 ans et demi).
A.D : A la maternelle, j’alignais des motifs par ligne sur les jupes des princesses que je peignais, qui étaient comme des signes avec un rythme… Alors que je ne savais pas encore écrire. Pendant longtemps, faire ça, c’était écrire pour moi. J’avais aussi la passion de raconter des histoires à mes camarades, des fables, c’était mon véhicule social.
J’étais décidée à écrire et à devenir écrivain tôt. Déjà à 15 ans, quand je regardais l’émission Apostrophes, je me demandais quand j’y serais invitée.
Je ne sais pas d’où ça vient… Dans ma famille, on nous poussait à faire des études ; il fallait faire une grande école, de la musique et être parfaits. On était des enfants chanceux de parents qui avaient eu une vie difficile et des petits-enfants de grands- parents qui avaient eu une vie horrible. On avait intérêt à honorer notre chance.
« J’écris quand j’ai le temps, au milieu de l’autre temps. »
Comment avez-vous commencé dans le métier d’écrire ?
A.D : J’ai cherché du boulot dans l’édition. On m’a donné des fiches de lecture, mais je ne gagnais pas bien ma vie. Au bout d’un an, j’avais 23 ans, un éditeur pour qui je travaillais m’a envoyée chez Geneviève Brisac, qui était éditrice à l’Ecole des Loisirs et normalienne comme moi. Elle m’a demandé quel était le livre qui m’avait vraiment plu. Contrairement à tous les autres éditeurs qui me demandaient si je savais taper à la machine… Je lui ai répondu qu’elle ne pouvait pas connaître Une lubie de M. Fortune de Sylvia Townsend Warner.
Et elle m’a dit : ça tombe bien, c’est un de mes livres préférés. Un vrai coup de foudre ! En sortant de son bureau, j’avais du travail : un livre à traduire. Et c’est comme ça que j’ai commencé tout ce que j’ai commencé. Si Geneviève avait édité des livres pour cigognes, j’aurais écrit des livres pour cigognes. Je voulais travailler pour elle, parce que c’était une éditrice et une auteure géniale.
Vous avez donc commencé par la traduction. Quand est venu le temps de votre écriture ?
A.D : Un jour, Geneviève Brisac, qui savait que je voulais écrire, m’a demandé un texte. Je lui ai proposé un conte, mais elle l’a refusé. Un moment cuisant, mais fondateur de la confiance qui nous lie. Parce que j’ai su alors qu’elle n’accepterait rien pour me faire plaisir. Elle m’a demandé dans la foulée d’écrire quelque chose de proche de moi. Et j’ai écrit Je ne t’aime pas Paulus (6). A partir de là, j’ai toujours traduit des livres pour enfants et toujours écrit. Quand Geneviève Brisac a quitté l’Ecole des loisirs, je l’ai quittée aussi.
Elle a ensuite parlé de moi à Olivier Cohen, fondateur des éditions de l’Olivier, qui m’a alors demandé un livre pour adultes. Et il y a eu un enchaînement vertueux incroyable. Aujourd’hui, je continue de traduire et j’écris.
Vous dîtes souvent que vous faîtes d’autres choses qu’écrire…
A.D : La maison est plus grande maintenant que nous vivons à la campagne et me prend beaucoup de temps. Le ménage, le linge, le jardin… Et, à force de temps passé à régler l’administratif, j’ai aussi l’impression d’être la secrétaire martyrisée de Mme Desarthe qui ne veut pas être dérangée. Je fais aussi beaucoup la cuisine ; c’est pour moi un moment de créativité magique.
Il y a toujours aussi le livre en cours et tout ce qu’il y a autour : écrire une chanson, une nouvelle, un article, participer à un projet collectif, à un spectacle… Des tas de petites choses périphériques qui peuvent m’éloigner du livre pendant des semaines. J’adorerais ne rien faire à certains moments, mais je n’y arrive pas. Je lis des interview d’écrivains à l’emploi du temps bien réglé. Mais chez moi, c’est haché.
J’écris quand j’ai le temps, au milieu de l’autre temps. J’ai du mal à résister à l’amitié. Si un ami m’appelle et me dit : je viens, je ne lui dis pas que je travaille, même si je travaille. C’est toujours plus important, l’amitié. A la campagne, les gens passent aussi et j’adore ça. Ils frappent à la porte, prennent un café, nous allons nous promener. Je ne suis pas dans la rentabilité. Mais mon système fonctionne. Et je n’écris jamais la nuit, parce que je ne veux pas abîmer mon sommeil.
D’où vient votre grand pouvoir de concentration ?
A.D : L’année où j’ai commencé à écrire, j’ai eu mon premier enfant, qui ne faisait pas beaucoup la sieste et j’ai développé l’habilité à être complètement à ce que je fais quand je le fais. Ça m’a permis d’être maman, traductrice, écrivain… Le travail ne s’arrête jamais. Je monte en pression comme une cocotte-minute et, ensuite, je lâche ce que j’ai à écrire.
Vous vous êtes installée en Normandie il y a quelques années. Paris, vous y allez encore ?
A.D : Oui, pour voir trois de mes enfants maintenant. C’est la ville où j’ai vécu plus de 50 ans et j’aime qu’elle me soit familière, d’autant plus parce que je n’y vis plus. J’ai un attachement tendre à certains quartiers qui sont liés à certains souvenirs. Le temps devient de l’espace et l’espace du temps. Cela donne une sensation presque enivrante. Mais les gens ont l’air malheureux et font la gueule. Tout y est compliqué et on y est sans cesse confronté à une brutalité gratuite et à la misère. Tout ça est sorti de ma vie maintenant. Dans ma campagne normande, j’ai perdu énormément en stress.
« Pour eux, c’était du temps en plus, la vieillesse. Un privilège. Ils ne comptaient pas à l’envers. Ils savaient la chance qu’ils avaient d’être vivants. »
Dans votre nouveau livre, vous évoquez vos grands-parents maternels qui, à 65 ans, achètent un petit deux-pièces sur plan dans le XIIIème arrondissement ?
A.D : Ils ont quitté leur petit appartement sans ascenseur rue du Vieux Colombier pour se rapprocher de nous. Notre quartier -à l’exception de notre immeuble en pierre de taille et de mon école- avait été totalement détruit. Jusqu’à la construction des tours, comme celle où se sont installés mes grands-parents. Ils y laissaient leur porte ouverte à leurs amis. Il régnait là une vraie culture de l’amitié, qui venait peut-être de leur passé communiste. Ils avaient traversé la même tragédie et ils avaient la solidarité du deuil. Beaucoup avaient perdu un conjoint en camp d’extermination.
La mort est derrière eux, ils y ont échappé… Cette communauté qu’ils créent, c’est que du bonheur au présent…
A.D : Pour eux, c’était du temps en plus, la vieillesse. Un privilège. Ils ne comptaient pas à l’envers. Ils savaient la chance qu’ils avaient d’être vivants.
Mes grands-parents, c’était l’expérience collective de l’élimination. Cela m’a fait réfléchir sur le comment ma génération, qui a vécu des années plutôt « pépères », sans véritable drame collectif, allait vieillir. Parce que nous pouvons parfois avoir des réactions de colère d’enfants gâtés. Un peu comme les boomers qui nous précèdent.
Je suis très attachée au collectif. Parce que nous vivons plus vieux aujourd’hui, mais aussi parce que nous savons que nous allons perdre en vigueur et en pouvoir d’achat, il faut nous organiser. Que faire de nous ? Que faire pour ne pas encombrer ? Et, plus égoïstement, que faire pour pouvoir continuer et être là aussi utilement et agréablement que possible ?
« Je suis à la fois une jeune mère d’enfants adultes et une vieille maman d’enfants ados. Je suis les deux en même temps. Je ne sais vraiment pas quel âge j’ai. »
Vous vous sentez vieillir ?
A.D : J’ai eu une pathologie de vieille alors que je n’étais pas âgée et cela m’a permis d’effectuer un voyage dans le temps un peu plus rapide. Je ne pratique pas l’écriture thérapeutique, mais plutôt l’écriture spéculative. J’ai ainsi eu l’occasion d’aller explorer une cohorte qui n’est pas la mienne, de l’espionner. Peut-être que je n’aurai pas l’envie d’écrire là-dessus quand je serai vieille, alors autant le faire maintenant.
Qu’est-ce que ça veut dire être vieille pour vous ?
A.D : J’ai deux fournées d’enfants. Quatre en tout. Une double maternité. Je suis à la fois une jeune mère d’enfants adultes et une vieille maman d’enfants ados. Je suis les deux en même temps. Je ne sais vraiment pas quel âge j’ai. Parce que quand je suis avec mes enfants adultes, je me sens très jeune, et quand je suis avec les ados, je me sens très vieille. Je n’ai pas l’âge des mères de leurs amis et je vois bien que je ne suis pas la même mère non plus. Cela crée une confusion en moi que je n’essaie pas de mettre au clair. Pour moi, le temps d’une vie ne se déroule pas sous la forme d’une flèche ou d’un vecteur, mais bien plutôt comme une bobine. On est tout le temps près du noyau, du début.
« Pour moi, le temps d’une vie ne se déroule pas sous la forme d’une flèche ou d’un vecteur, mais bien plutôt comme une bobine. On est tout le temps près du noyau, du début. »
Dans le livre, les amis à qui vous proposez votre projet d’habitat collectif, de phalanstère, ne sont pas tous convaincus…
A.D : Oui, pas tous, parce que certains ne se sentent pas concernés et éprouvent même du dégoût. Mais d’autres regardent déjà les annonces, repèrent même des hameaux… L’objet même du livre, c’est de me donner l’auto-envie d’y être puisque je vais y être à un moment. Il doit bien y avoir quelque chose d’agréable.
Je crois que rester visitable est important. Et puis, comme le sirop qu’on doit diluer parce qu’il est trop concentré à boire, c’est bien de diluer la famille dans l’amitié. Comme dans les expériences collectivistes. Quand on porte une poutre à cinq, c’est moins lourd que tout seul. Alors pourquoi ne pas se répartir le poids de la vieillesse.
(1) Editions de l’Olivier, 2023.
(2) Laurent Naouri, chanteur d’opéra.
(3) Elsa Rooke, metteuse en scène d’opéra.
(4) Aldo Naouri.
(5) La femme du bouc émissaire, L’école des loisirs, 1993.
(6) L’Ecole des Loisirs, 1991.
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Interview réalisé par Carine HAHN.