Marie-Pierre Pruvot, née Jean-Pierre en 1935 dans l’Algérie française, a aussi été Bambi, icône des cabarets parisiens. Avant de devenir professeure de Lettres en collège pendant presque trente ans. Itinéraire d’une pionnière exceptionnelle.
Quels souvenirs gardez-vous de votre enfance en Algérie, dans la campagne de la Grande Kabylie ?
Marie-Pierre PRUVOT : Mon père était garagiste ; nous vivions dans la maison de sa mère. La vie était simple et facile. Je passais tous mes après-midi en robe dans un gynécée avec ma mère, ma grand-mère, mes tantes et les voisines. Dans ma tête, j’étais une fille. Á six ans, je suis entrée à l’école de garçons. On m’a ratiboisé les cheveux et interdit de porter des robes. Un vrai cauchemar ! J’ai haï l’école… même si ma mère se donnait un mal fou pour que je réussisse.
Comment s’est déroulée la suite de votre scolarité ?
M-P.P : Dès la fin de la guerre, en 1945, le collège a rouvert. Ma sœur devait y entrer, mais elle est décédée à l’âge de 14 ans, victime d’une épidémie. Moi, j’ai réussi le concours d’entrée en sixième la deuxième fois, mais j’ai fait le collège en trois ans. Je passais mon temps à lire. J’ai adoré le collège ! Quand il a fallu aller au lycée à Alger, mon père était mort, nous étions ruinés et je n’avais pas de bourse. J’ai donc logé à la Pointe Pescade, une ville balnéaire de la banlieue d’Alger, dans le café de l’amante de mon oncle avec qui je m’entendais bien. Je l’aidais au service. Au lycée, je n’ai pas beaucoup travaillé, ne suis allée que jusqu’en première. J’avais du mal à vivre dans mon corps.
« Dans ma tête, j’étais une fille. »
Quand avez-vous senti l’air de la liberté ?
M-P.P : Les artistes du cabaret Le Carrousel de Paris passaient au casino de la Corniche, dans la banlieue d’Alger, tout près de là où je vivais. J’ai alors compris que ma vie serait possible à Paris. Sur les conseils du patron du Carrousel, j’ai écrit à ma mère pour lui demander l’émancipation [NDRL : acte par lequel un mineur est juridiquement assimilé à un majeur] qui m’aurait permis de travailler chez Madame Arthur. Elle m’a répondu : « Rentres tout de suite ou je te fais ramener par la police. » Son premier acte d’autorité en dehors de l’école ! Je suis rentrée et nous avons parlé. Elle avait du mal à comprendre, mais elle m’adorait. Quand j’ai eu 18 ans, elle m’a accordé l’émancipation et je me suis installée à Paris.
« J’ai fait du cabaret comme dans un rêve »
Vous commencez alors votre vie d’artiste de cabaret ?
M-P.P : Oui, j’ai débuté chez Madame Arthur, connu pour ses numéros de travestis, des hommes qui s’habillaient en femmes… ce qui était du quotidien pour ma part ! Je chantais alors deux chansons : une à 23 heures ; l’autre à 4 heures du matin. Entre, j’attendais dans la loge. Je l’ai fait comme dans un rêve : c’était merveilleux. Je n’avais plus de souci. Je savais que ma vie allait se réaliser.
Comment avez-vous procédé pour devenir une femme ?
M-P.P : J’ai pris des œstrogènes dès mon arrivée à Paris. C’était novateur. Coccinelle [NDLR : nom de scène de Jacqueline Dufresnoy, née Jacques Dufresnoy en 1931 et décédée en 2006], avec qui j’ai partagé un appartement, les avait découverts avant moi. Elle s’est faite opérée en 1958 ; moi, deux ans plus tard. Pour voir ce que cela donnait. Il faut au moins autant de courage pour attendre que pour être opérée. Mais, après l’opération, il y a un épanouissement, une sorte de bonheur qui s’installe. Le physique est un accomplissement extrêmement intime. Mon ami a eu du mal à se faire à ce changement. Mais, ma loi sacrée a toujours été « moi d’abord ».
La vie quotidienne était-elle moins intéressante pour vous que celle du cabaret ?
M-P.P : Elle était agréable. Je vivais avec mon ami dans un bel appartement. Il aurait été sage que je me dépêche de quitter le cabaret, mais j’aimais le métier que j’avais appris. On croit qu’on ne pourra jamais se passer de l’amour du public. Ma mère, elle, s’interrogeait sur mon avenir. Je ne l’avais pas déçue. Toutefois, elle avait eu une fille qui était morte, et un fils qui n’était plus un garçon… J’ai pris des cours de langues, repris la lecture, me suis remise aux études, tout en travaillant au Carrousel. L’année du bac par correspondance a été la plus difficile ; mon cerveau était rouillé. Je l’ai décroché en 1969 et je suis entrée à la Sorbonne. Après une licence de Lettres, un mémoire, le Capes et des stages, je suis devenue professeure de Lettres. J’ai été mutée dans un collège de la banlieue de Cherbourg. Je suis partie avec mon chien, ma mère et mes meubles. Un changement de vie total ! J’avais déjà presque 40 ans. Finie la scène de cabaret ; une autre m’attendait : l’estrade.
Vous avez publié une dizaine de livres largement autobiographiques. Vous écrivez toujours ?
M-P.P : Oui, tous les matins. Depuis que je suis retraitée, je vis une vie enfermée d’écrivain. J’ai écrit mon premier livre [NDLR : J’inventais ma vie aux éditions Osmondes] sous le pseudonyme de Marie-Pier Ysser. Je n’aurais pu rester à l’Éducation nationale si quelqu’un avait découvert qui j’étais.
« Une opération et un changement d’état civil sont définitifs ! »
Quand vous écrivez sur votre parcours, avez-vous envie d’aider les jeunes qui s’interrogent sur leur identité?
M-P.P : Je ne crois pas qu’ils aient besoin de moi. Même s’il faudrait sans doute les aider à savoir s’ils sont véritablement décidés à changer de sexe ou si c’est un fantasme. Parce qu’une opération et un changement d’état civil sont définitifs ! En ce moment, il y a presque une mode sur le sujet. Il faut éviter le côté guignol. Quand on fait du spectacle, c’est autre chose. J’en ai fait, j’ai adoré. Mais, au fond, j’ai toujours rêvé d’être une femme comme les autres – une femme professeure de lettres déjeunant avec ses collègues, parlant de politique ou du temps – et de retrouver l’époque du gynécée en Algérie. Sans chercher à être un personnage. On n’est pas un personnage !
Crédits photos : © www.bambi-officiel.com
Interview réalisé par Carine HAHN.